LA COURTE ECHELLE
Souvent il arrive que, prenant la main d'une grande personne ce soit un enfant qui lui montre ce qu'elle ne voyait plus.....
Il avait fait mille fois ce chemin là. Comme avant lui, d’autres l’avaient également parcouru mille et mille fois et comme d’autres, après lui, le referont mille et mille fois.
Mais pour cet homme là, chaque matin, ce chemin là paraissait aussi long que celui qui mène au bout du monde et bien plus loin encore.
Et chaque jour, au même endroit de son parcours, cet homme regardait sa montre. La pensée qu’il pouvait être en retard et qu’on l’attendait, le remplissait d’anxiété.
De plus, à cette angoisse s’ajoutait le sentiment qu’il avait vécu un jour de plus et qu’il vivrait donc un jour de moins.
Dans la palissade cependant, à hauteur de sa tête, sans qu’l l’ait aperçu depuis qu’il prenait ce chemin, un œil chaque fois le regardait passer.
Il montait les étages, il entrait, il saluait…Il s’était résigné au regard qu’on posait sur lui, aux sourires narquois que son arrivée suscitait…On répondait à peine à son salut…Bah !...
Alors il traversait le premier bureau et arrivait dans le sien où il s’asseyait à sa table devant ses livres de comptes, ses factures, son courrier, ses affaires.
Entre deux affaires bouclées, entre deux dossiers refermés, entre deux communications téléphoniques, l’idée d’une autre vie l’effleurait. Mais à la fin du jour, il reprenait son chapeau et parcourait le même chemin pour rentrer chez lui.
« Ah pensait-il, si le monde était meilleur !...Le cœur léger on y flotterait !...La vie serait un vaste jardin et on s’y promènerait et s’y reposerait sur des ailes de silence. »
En fait, ces pensées d’évasion n’étaient que douces chimères ! Une façon de rompre la monotonie d’une réalité décevante qui pesait lourdement sur les épaules d’un petit homme triste.
Il était tellement triste ce soir là, en faisant ce chemin là, qu’il ne vit même pas l’enfant qu’il croisa. Pourtant, l’enfant qui semblait l’attendre, comme s’il l’avait épié maintes fois dans ces allées et venues, le suivit des yeux, l’accompagnant du regard jusqu’à ce qu’il ait disparu.
Dans sa main il tenait un morceau de craie et, se haussant sur la pointe des pieds, il dessina autour de l’œil de la palissade la silhouette d’un homme qui observait.
Et le lendemain, à la même heure que chaque matin, le petit homme triste, au lieu de regarder sa montre, découvrit cette étrange silhouette que l’enfant avait tracée.
Il vit surtout l’œil.
Il en approcha le sien et son regard traversa l’espace derrière la palissade jusqu’à l’horizon. Il vit la lumière, l’air, les fleurs. Il soupira. Ce qu’il voyait était ce qu’il souhaitait voir. Et lui-même, comme un papillon léger, volait au milieu d’autres hommes ailés.
La réalité avait pris la couleur, la transparence et l’odeur de son rêve.
Une aile d’ombre passa sur son regard et il se retourna. Il eut le sentiment que son voyage finissait là, en somme qu’il était arrivé.
Son visage s’immobilisa. Sa vie s’arrêta. Dans un souffle imperceptible, il s’effrita puis s’effaça lentement comme s’il avait été balayé par le vent.
Le temps s’était écoulé, le petit homme avait disparu tout entier et rien de lui ne demeurait sauf sur la palissade, la silhouette avec laquelle il s’était un instant confondu.
Et il demeurait aussi, bien entendu, l’œil par lequel il avait regardé.
L’instant d’après cependant, on colla sur cette forme d’homme dessinée par l’enfant, une grande affiche représentant un énorme papillon qui semblait englué pour toujours sur ce mur gris. Mais non, lui aussi fut emporté par le même souffle irrésistible qui avait effacé le petit homme triste.
Alors le papillon se détacha du mur et prit son vol au dessus des toits vers l’immensité du ciel.
Texte de FULVIO TESTA