Moralités ménagères
Il n’est femme au monde qui ne connaisse l’importance d’un détail : la plus jolie robe est deshonorée par un faux pli, il suffit d’un peu trop de sel pour que le plat le plus raffiné soit immangeable, d’un manque de cuisson pour que la pâte la mieux préparée ne lève point.
N’y avez-vous jamais songé ? Notre corps est une merveille où nos organes, nos muscles, nos nerfs, sont constamment, joyeusement au travail ; il suffit pourtant que nous ayons dans l’œil un cil, une poussière infime, pour que toute harmonie soit rompue, et notre souffrance insupportable. Egalement quelques grammes d’air en plus ou en moins dans un pneu, la voiture dérape, et c’est un accident qui peut être mortel.
Oui vous savez tout cela. Et vous êtes bien obligé de croire, sur le plan matériel, à l’importance du plus et du moins…
Mais lorsque quelque chose « ne tourne pas rond » dans votre existence, lorsque votre bonheur est loin d’être parfait, vous êtes vous demandé si dans le domaine invisible de vos pensées, de vos sentiments, il n’est pas quelque chose qui soit l’équivalent du cil dans l’œil, du grain de sable en trop, de la cuisson en moins, si dans la mécanique de votre monde intérieur, le gonflage de vos quatre roues est bien équilibré ?
On accuse les circonstances, on accuse le temps que nous vivons, on accuse les autres, c’est tellement plus commode…
Je vous le dis : une giclée de rancune, et votre bonheur tourne comme une mayonnaise dans laquelle on jette l’huile trop précipitamment.
Un coup de feu de colère, et voila le soufflé râté, et voila que s’effondre le plus cher de vos projets.
Une pincée de médisance, d’inquiétude, gâche la vie, comme une pincée de sel peut gâter la soupe.
Des mots comme « je n’ai pas de chance », « je ne m’en sortirei jamais » le refus de considérer ce qui vous arrive d’heureux, la contemplation obstinée de vos ennuis, et vous voila dans la situation de la cuisinière qui s’entêterait à faire cuire son omelette dans le réfrégirateur et à faire « prendre » dans le four son sorbet.
Nous devons surveiller nos pensées, nos paroles, avec plus de vigilance encore que le lait sur le feu, car notre existence est à leur image. Une pensée sombre ne peut donner de la lumière ; un sentiment amer ne peut donner de la douceur.
Des produits bien choisis et soigneusement préparés font la bonne cuisine : il en est de même de chacun des instants de notre vie.
Marcelle Auclair dans la revue Arts Ménagers (1950)